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Figures de la critique haïtienne

Félix Morisseau-Leroy, «Anpenpan» (1912-1998)
De g. à d.: Félix Morisseau-Leroy, René Piquion,
Roussan Camille et Jean F. Brierre

C'est une vieille et passionnante et mauvaise querelle, et d'autant plus pernicieuse que plus obsédante : il serait certain, absolument certain, intéressant et académique que créateurs et critiques ne peuvent s'accorder, ne peuvent cohabiter en un seul être. La question n'a rien perdu de son intérêt méthodologique et de son actualité. Dans cette querelle passablement secondaire, l'oeuvre de Félix Morriseau-Leroy a valeur de modèle. Batailleur, bourré d'idéal, progressiste engagé, novateur en matière de théâtre, Félix Morisseau-Leroy émerge dans la littérature comme l'un des pères du renouveau théâtral en Haïti. Son ingéniosité est vive, touchante, toujours nette, n'excluant ni la tendresse ni le lyrisme. Mais l'influence éminente qu'il exerce aujourd'hui n'est fondée que sur ses poèmes célèbres (« ''Papa Dessalines'') - et elle n'est pas encore bien ancienne. Il faut s'attendre à être surpris.

L'auteur de ''Diacoute et de Ravin O dyab'' ne croit pas à cette incompatibilité. Professeur, poète, conteur, doué pour l'observation des ensembles et des détails, il se voulait encore critique et dramaturge, parce qu'il était clair à ses yeux que ces activités se complétaient et se répondaient l'une à l'autre. Journaliste, chroniqueur, animateur culturel, il était et se voulait en avance sur tout. Avec son ironie sombre et déconcertante, il ne supportait pas d'attendre, lui qui a simplement amplifié le Capital littéraire de la langue créole. Là est l'un des grands impératifs de l'itinéraire de Félix Morisseau-Leroy : alors que tant de ses collègues écrivains se confinaient dans leurs oeuvres, lui, il s'intéressait au devenir de la strictement littérature haïtienne d'expression créole (1) comme aux problèmes de la poésie nationale (2), à Jacques Stephen Alexis autant qu'à Jean Brierre, Roger Dorsinville, Dominique Hyppolyte, etc.

DEFENSE ET ILLUSTRATION

Dans cette époque qui s'affole et s'affaisse, Félix Morisseau-Leroy est à son aise. Enthousiastes, percutants, recherchés, les articles se multiplient. Le talent de l'interprète est à son faîte. Je trouve admirable ce sens de l'autre, cette vigilance du témoignage. Dans les années 30-40-50-60 et 90, il faisait oeuvre de critique au sens le plus vrai du terme : défense et illustration d'une vision, d'un point de vue en tous lieux et toutes circonstances, sans faiblesse ni idées préconçues. Le temps. Optique. Panorama. Le Matin. Haïti en Marche. L'histoire de la critique haïtienne - et même mondiale - n'est faite que de tels cas, ayant été produite avec passion et brio par des romanciers et des poètes, des nouvellistes et des dramaturges, Jean F. Brierre, Stephen Alexis, Frédéric Burr-Reynaud, Emile Roumer, Claude Pierre, Carl Brouard, Christopher Charles, Charles Moravia, Léon Laleau, Rodney St-Eloi et pas seulement par des critiques «professionnels».

Félix Morisseau-Leroy, auteur culte pour quelques-uns, dans la langue qu'il emploie comme dans la thématique qu'il impose, a produit une oeuvre réflexive qui appartient à bien des égards à notre époque, à ses querelles, à ses obsessions idéologiques, à ses tics intellectuels, à sa quête de progrès et à son goût de la confrontation. Si Félix Morisseau-Leroy, exilé et donc meurtri, fut à plusieurs occasions salué et fêté, à aucun moment son statut d'auteur ne fut entièrement restitué.

Au fond, ce qui a fait le style Félix Morisseau-Leroy, très ouvert et bondissant, enjoué, alerte, donc très classique. Un style de vie qu'il s'est inventé - pionnier déterminé de naturel dans une époque parfaitement exotique - en puisant dans les plus sûres valeurs d'une culture authentique et riche. Qu'il s'agisse de poésie, de fiction, de création audio-visuelle, de recherche en art dramaturge ou de politique. Tout un programme de vie en somme... C'est une vie à la fois stimulante et pas sécurisante du tout. Si je relate la manière dont Félix Morisseau-Leroy dépeint Haïti, triste et acculturée, l'élitiste alors, les valeurs dominantes donc, ce n'est pas pour me lamenter ou prétendre qu'il crache dans la soupe.

UNE LIBERTE FAROUCHE

Il est tard à l'horloge du monde, et le temps est révolu où nous pouvions nous parer de somptueux costumes aux yeux des étrangers. Véritable boute-en-train de sa génération, Félix Morisseau-Leroy dénudait pour enrichir. Gardant un ton d'innocence, presque pur, il voulait transformer les Haïtiens, les libérer de leur total assujettissement à la médiocrité, les amener à affronter individuellement les problèmes fondamentaux de l'existence humaine, les obliger à fortifier en eux leur singularité contre une civilisation occidentale impérialiste, contre la dictature macoute, contre l'immobilisme et la résignation. Insoumis dès sa plus tendre enfance, insoumis à l'école, il n'aimait que sa liberté. Une liberté farouche et qu'il savait fragile ou menacée : le théâtre, la littérature lui servaient à la protéger. C'est justement en partant de l'expérience éminemment intériorisée de ce qui semble un défi inséparable de la conscience moderne que Félix Morisseau-Leroy veut retrouver l'identité nationale au sens classique, parce qu'elle n'est pas exempté du folklorisme et affranchie des limites du nationalisme clos.

En rédigeant cet hommage, je rappelle une évidence lumineuse : le poète chatoyant de la langue créole est aussi un homme d'une constante modernité dont nous sommes tous les héritiers... Ce ne sont même pas des conseils qu'ils énoncent, mais plutôt de simples évidences dégagées d'une praxis continue. Les grands visionnaires de l'histoire ne sont-ils pas aussi, parfois, avant tout réalistes ?

Calme, équilibré et exalté tout à la fois, avare de ses gestes, froid presque, un homme de papier ? Sans doute mais aussi un homme de coeur - un vrai ! Et nul ne peut se retrancher dans le confortable esthétisme d'une pure intimité. En ce sens fondamental - qui, là aussi, la distingue - la critique haïtienne ne considère pas le monde comme un pur plaisir. Son héritage de douleur se mesure et se partage. Comme Jacques Roumain et comme tout un groupe de créateurs, Carl Brouard, Anthony Lespès, Syto Cavé, Mercédes Guignard (Deita) et naturellement Frankétienne, Félix Morisseau-Leroy ne croit pas que l'émancipation de l'homme haïtien soit possible sans une résurrection de sa culture profonde, séculaire. Dans cette mesure il ne fait que renouveler la critique faite par Oswald Durand des limites de la culture lettrée, sans quoi à vrai dire cette pensée serait par principe conservatrice.

Arrivées à ce point, ces pensées ont rencontré l'obligation de reformuler des exigences éthiques. En conséquence, parmi les divers domaines, les réflexions de Félix Morisseau-Leroy sur la poésie, la place de la littérature dans la société, le rôle de l'écrivain, la nécessité d'un art populaire ont rencontré les interrogations classiques de la philosophie existentialiste. Savoir ce qui vaut, mais aussi «qui» veut vraiment, pour «qui» implique, du reste, de faire une place au vouloir, au bien-être général, au devoir de solidarité, de ne pas se contenter de sa puissance de fascination des mots, ni de la grâce exotique d'un vers ou d'un slogan. Il s'agit, au fond, de prendre en compte le fait que nous vivons dans l'indétermination, la confusion, au coeur de systèmes sociaux et politiques aléatoires où l'exigence éthique se confronte perpétuellement aux dangers de l'apathie, mortelle pour l'intelligence comme pour la production des oeuvres d'art. Contrairement à ce qui est sur la place publique, Félix Morisseau-Leroy, jacmélien de souche, a achevé son oeuvre. De lui, on croit que tout a été dit, pourtant il suffit de s'y promener quelques minutes pour croire que chacun peut le réinventer, le découvrir.
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(1) in Présence africaine, Paris, 17, décembre 1957 - janvier 1958, 46-57
(2) in Optique, Port-au-Prince, 19, septembre 1955, 5-10

Pierre-Raymond DUMAS
Cell : 3557-9628 / 3903-8505

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