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Haïti: « Les immeubles passent, la culture reste »

Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Marie Chauvet, Edwige Danticat, Jean Claude Charles, Emile Ollivier représentent les auteurs haïtiens préférés de l'auteur de « Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer » qui aborde à la fois le problème de la reconstruction sur le plan culturel et son avenir en tant qu'écrivain.
 
Le Nouvelliste (LN) : Quelle est la vision de Dany Laferrière dans la reconstruction de la culture après le tremblement de terre ?

Dany Laferrière (DL) : Il y a deux choses. S'agit-il de la reconstruction par la culture? C'est une autre question. Mais la reconstruction sur le plan culturel, je ne pense pas qu'on puisse en parler maintenant, parce que la culture, c'est quelque chose de consubstantielle avec le temps, et le temps qu'on vit aujourd'hui n'est pas un temps normal. C'est un temps accéléré. C'est le temps de CNN. Nous vivons un temps où les gens ont l''impression que depuis le séisme, cela fait trois mois, ça fait 10 ans. La culture, c'est quelque chose à la longue puissante. Elle doit s'appuyer sur un vécu national, mais jusqu'à présent la culture haïtienne n'a produit qu'un seul mot, une onomatopée « goudougoudou ». Dans les 30 dernières années politiquement, on n'a produit qu'une demi-douzaine de mots, notamment « Rache mayòk », «zenzlendo», « embargo », on a récupéré un mot anglais « kidnapping », etc. Cela veut dire que la culture, c'est quelque chose qu'on doit digérer lentement. Cela prendra longtemps. Elle peut servir pour le développement, mais elle n'est pas dans la même accélération que la survie quotidienne. La culture ne se développe pas sur le même rythme qu'un individu qui cherche à manger trois fois par jour. Elle est en dehors de cela.

LN : Ton dernier roman est sur le tremblement de terre ...

DL : Cela s'appelle « Tout bouge autour de moi ». D'ailleurs le titre pose problème. On ne peut pas employer, à un évènement aussi collectif qui a fait des centaines de milliers de morts, de blessés et d'handicapés, le mot moi dans un titre. Mais je voulais, par ce fait même, faire action subversive, dire aussi que ce n'est pas uniquement une situation collective, des gens ont vécu personnellement ce qui s'est passé. C'était un peu pour contrer la vision de la presse internationale qui regarde tout cela globalement, de facon réductrice, les Haïtiens, les immeubles d'Haïti, la situation haïtienne. Je voulais dire qu'il y avait eu des individualités. Comment j'ai vécu cela par le bout de la lorgnette. Ce sont des petites choses que j'ai vues. Le fait que les arbres ne sont pas tombés alors que les immeubles le sont. Ou bien la vieille dame qui vendait ses mangues au lendemain de la catastrophe. Ces petites choses que la télé ne peut capter parce qu'il n'y a pas de spectacle ; et même la presse écrite n'y pouvait, car il y avait trop de morts d'un coté pour s'y intéresser. Pour faire sentir que le séisme n'était pas seulement une affaire collective, j'ai donc voulu faire passer toutes les émotions par mon propre corps. J'ai voulu qu'on sache que nous ne sommes pas un concept international inventé par les médias. C'est la raison pour laquelle j'ai osé mettre le « moi » sur la couverture.

La distinction haïtienne

LN : Quelle a été votre démarche ? « Tout bouge autour de moi » parle de votre expérience personnelle avec le séisme ou cet ouvrage est une constitution de différents témoignages ?

DL : Tout le monde a vécu l'évènement à sa manière. Une telle catastrophe est à la fois collective, mais peut être individuelle. C'est une émotion forte et personnelle, d'ailleurs nous savons que nous étions tous là. Mais chacun a un détail particulier. Où est ce que vous étiez ? Que faisiez-vous ? Est-ce que la maison où vous étiez est tombée ? La grande question : Vous êtes vivant ? A part cela, j'ai truffé l'histoire un peu de réflexions personnelles. Du genre : je crois pertinemment que ce qui sauvera Haïti, c'est l'art. On n'a pas de ressources pour sortir autrement. Haïti perdra beaucoup, s'il perd son sens artistique. Parce qu'il n'y a pas seulement un savoir-faire, mais aussi un sens de la dignité. Il y a une élégance là-dedans.

Le monde entier a été impressionné, non par le malheur qui nous est arrivé, mais par la façon que nous avions fait face au malheur. Donc, il y a une manière d'être, et c'est la grande question après le séisme. Si jamais on parle de reconstruction, comment se fera-t-elle ? Est-ce que c'est une reconstruction matérielle, physique ou est ce que la reconstruction touchera la manière d'être haïtien, la distinction haïtienne ? Les immeubles passent, la culture reste. Pour reconstruire un pays, il faut quand même rebâtir des maisons qui se ressemblent. On ne peut pas rebâtir des maisons comme ça pour un grand nombre qui ne se ressemblent pas. On a vu comment cela a créé des ghettos, des tours qui se ressemblent à l'étranger.

Haïti, devant ce grand déploiement démocratique, s'il faut faire pour tout le monde, au même niveau, va sauvegarder son âme individualiste, c'est un pays d'artistes. C'est un peu où l'on est la fameuse question que vous m'avez posé au tout début. Est-ce que la culture va aider au développement ou est ce que le développement va passer par la culture? C'est vraiment le grand clash, régler les besoins individuels et collectifs face à la manière haïtienne qui est toujours individuelle, face à leur vision artistique. Haïti est un des rares pays au monde où l'art n'est pas une affaire bourgeoise. Vous allez en Europe, c'est une classe qui fait de la peinture, de la musique. Il faut aller au Louvre pour voir des portraits comme Botticelli, etc., mais chez nous, c'est un art populaire. Chaque Haïtien a une vision globale, nationale, c'est ce qui impressionne les journalistes étrangers. Comment maintenant de cette situation dramatique où il faut penser à des choses matérielles, l'âme haïtienne et l'esprit haïtien vont traverser ce moment de reconstruction physique? Donc, c'est un peu le grand débat dont on aura la réponse que dans dix ou quinze ans minimum.

Trois grands espaces

LN : Actuellement, vous faites face au succès. Comment est ce que vous vous voyez dans 30 ans ? Dans quel registre, quel genre, comptez-vous évoluer?

DL : J'écris avec beaucoup plus d'aisance qu'avant. J'ai l'impression que l'ambition est derrière moi. J'écris de plus en plus pour avoir des nouvelles de moi-même. Le succès ne m'a pas angoissé. Je ne suis pas intimidé par cela, au contraire, cela m'a complètement relâché, je suis moins tendu. Parce que je crois aussi que les oeuvres qui restent sont des livres moyens. Les lecteurs aiment beaucoup les livres amis. Malgré tout, je crois que ce que cette détente de l'esprit m'a apporté, c'est de croire en la possibilité de faire un lien entre le coeur et l'esprit. D'arriver à ne pas penser uniquement à briller, mais à dire ce que je ressens précisément.

LN : Disons, par exemple, qu'il y a trois grandes espaces dans la littérature haïtienne : le 18e siècle, le 19e siècle et la diaspora. Quel est, selon vous, le plus grand ?

DL : Moi, je préfère le prendre sur l'espace géographique. Je crois qu'on a l'espace paysannerie ou le roman paysan. Visiblement « Gouverneurs de la Rosée » de Jacques Roumain a cristalisé l'espace paysan. C'est impossible de placer un roman dans un petit village simple et désertique sans que cela nous rappelle cette oeuvre, qui ajoute à cela une vision presque politique. L'espace de la ville, Jacques Stephen Alexis l'a pris avec « Compère général Soleil » et « L'espace d'un cillement ». Il a divisé un peu l'espace avec le prolétariat. Et aussi tout le romantisme de l'après guerre, où le communisme a dominé, où les écrivains haïtiens étaient tourné vers Aragon et les auteurs russes. Jacques Stéphen Alexis dans « Compère général Soleil » l'a bien implanté jusqu'à la faiblesse. On a bien dit que c'est un chef-d'oeuvre à 9/10. Ce qui veut dire que le discours politique était devenu un peu lourd. Il voulait que son livre soit utile. Il a bien établi l'interlope de la ville dans « L'espace d'un cillement ». Je pense qu'avec ces deux livres, il a écrit le grand roman de la ville.

La province, c'est Marie Chauvet. Elle a installé son laboratoire en province. Vous n'êtes pas à la campagne, vous n'êtes pas en ville, on vous repousse dans un espace comme ca, et c'est là que, selon Marie Chauvet, il y a eu un moment où il n'y avait pas encore de « Tontons makout », mais il y avait quand même une situation asphyxiante. Marie Chauvet l'a décrit très bien dans « Amour, colère et folie ». Avec ce roman, je pense que Marie Chauvet a occupé l'espace provincial, où les amours sont toujours interdites, les relations de classe bien surveillées, l'atmosphère étouffante.

Je peux dire que j'occupe l'espace de la diaspora pour faire un peu comme Jacques Stephen Alexis quand il avait terminé son florilège, il a dit que c'était lui qui remplaçait Jacques Roumain. Il y a de grands écrivains qui vivent dans la diaspora, comme René Depestre, mais qui ont écrit des livres qui se passent dans la diaspora. Avec « Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer », « Chroniques de la dérive douce », « L'Énigme du retour et Pays sans chapeau », les deux textes jumeaux qui racontent le retour, je crois que cet espace là. Je l'ai couvert, dans le délire presque en écrivant « Je suis un écrivain japonais », où la question de l'identité est sublimée, dépassée littéralement. J'avais écrit ce livre pour vider la question de l'identité dans toute sa substance et pour peut être rentrer dans une zone sans frontière. Il y a là une réflexion sur l'identité qui est naturellement obsédante pour quelqu'un comme moi qui ai passé beaucoup plus de temps à l'étranger que le temps qu'il a vécu dans son pays.

Jean Claude Charles ...

LN : Je voulais insister: quel est, d'après vous, les écrivains les plus marquants de la diaspora ?

DL : Il y a Edwige Danticat qui a écrit ces derniers temps parmi les livres les plus intéressants. Il y a Jean Claude Charles dont il faut citer le nom plus souvent qu'on ne l'a fait. Il avait introduit une forme nouvelle dans la littérature haïtienne, une sorte de moi trépidant, un mélange de réflexion formelle et d'écriture journalistique, une sorte de dandysme dans la manière d'être dans la description du narrateur. Émile Olivier, je ne le classerais pas parmi les écrivains de la diaspora, parce qu'il y a des écrivains qui vivent dans la diaspora, qui sont physiquement à l'étranger, mais leur art n'a pas bougé d'Haïti, et n'a même pas bougé du début du 20e siècle. Emile Olivier est un écrivain haïtien à l'ancienne. La langue classique de l'auteur de « Mer solitude », qui a atteint sa plénitude, est très 19e siècle, . « Le passage » est le seul texte d'Emile Olivier qui soit vraiment de la diaspora.

LN : Il y a quelque chose qui m'a toujours intrigué chez vous. Vous n'avez jamais écrit de nouvelles alors que je sais que vous excellez dans le texte court à travers vos chroniques que vous avez publiées ici et là. Pourquoi n'avez-vous pas écrit de véritables recueils de nouvelles alors que votre style, votre tempérament, votre souffle s'y prêtent ?

DL : J'aime bien la nouvelle. J'en ai écrit quelques unes dans « La chair du maitre ». Mais j'aime beaucoup la mosaïque. Quand j'ai envie d'écrire la nouvelle, j'ai fini toujours par faire des passerelles entre elles que l'éditeur souvent aime appeler roman. Je suis obsédé par la tapisserie, j'aime relier les choses. Un bon recueil de nouvelles ne doit pas avoir de liaison. J'aime bien les liens. C'est pourquoi je pense que je suis un nouvelliste raté.

LN : Et un romancier qui ne se départit pas de son autobiographie ...

DL : C'est un faux moi. Quand on dit je suis un écrivain biographique, on donne un mauvais conseil aux jeunes écrivains. Personne ne peut trouver matière pour écrire vingt romans à partir de son petit « moi ». Donc, mon « moi » est complexe, il est formé de beaucoup d'éléments de choses, de tous ceux qui sont autour de moi. C'est un moi où l'autre est compris, parce que je crois qu'un individu ne peut être une ile. A ce moment-là, tous les gens que j'ai croisés, font partie de mon espace vital. Si je croise quelqu'un qui est fâché contre moi et qui m'a frappé, cet individu fait partie de moi. Il m'a touché comme on dit. Somme toute, c'est un moi collectif.

Par exemple dans « L'Énigme du retour », je n'ai pas seulement pensé à moi, comme individu, mais à la grande aventure haïtienne de l'après-guerre, qui a commencé en 1946, accéléré en 1957, qui a bougé énormément en 1964 au moment où François Duvalier est devenu à vie. Il y a un certain éclatement dans la société haïtienne. Les Haïtiens ont émigré un peu partout dans le reste du monde, soit pour enseigner, travailler, soit pour fuir la dictature. Je voulais qu'il y ait un témoin de cette réalité et faire passer cela avec des informations autobiographiques et des réflexions sociologiques. J'ai pensé que c'était plus aisé qu'il y ait un narrateur, attentif à l'aventure haïtienne de ces 50 dernières années un visage. Il n'est pas forcément moi.

LN : Allez-vous pouvoir tenir le même souffle dans dix ans ?

DL : Je pense qu'à un moment donné, la question du souffle ne se pose plus. Si je m'arrête d'écrire à m'importe quel moment ce sera cela, c'est-à-dire, il n'y a pas de tentatives chez moi de garder ma présence sur la scène ou autre chose. J'ai eu la possibilité de dire ce que j'avais à dire. Tout le temps que j'aurai le plaisir à écrire j'écrirai, mais je ne m'efforcerai pas. Je n'y tiens pas tant que cela.

LN : Pour vous l'écriture n'est pas un combat ?

DL : Non pas du tout. La seule chose qui m'intéresse, c'est de rencontrer les gens. J'écris ces livres parce que je ne peux pas rencontrer tout le monde et leur raconter Haïti, ni ma vision du monde. Dans « Tout bouge autour de moi », c'est un moi qui bouge. C'est moi-même qui vais dans la maison des gens, car ouvrir un livre, c'est entendre la conversation de quelqu'un sans interruption.

(Propos receuillis par Angie Marie Beeline Joseph et Pierre-Raymond Dumas)

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