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Georges Eddy Lucien, un chercheur émérite Entretien avec le journaliste Dieulemersson Petit Frère

Georges Eddy Lucien, un chercheur émérite
 Entretien avec le journaliste Dieulemersson Petit Frère

 Après quelques années d'absence, nous reprenons en cette début d'année 2014, notre bâton de pèlerin afin de poursuivre notre travail de diffusion et de promotion de la Science et de la Culture vue et enrôlée depuis l'ile de rêve, Haïti, première République nègre libre et indépendant.
Pour bien débuter nous estimons opportun d'ouvrir avec un entretien hommage paru au quotidien haïtien Le Nouvelliste du 15 janvier 2014 d'un fils adoptif de Toulouse et du journaliste Dieulermesson Petit Frère. Quelqu'un qui a été nourri des mamelles de l'Université de Toulouse pour le bonheur du peuple haïtien. La coopération entre les Universités de Toulouse et celles d'Haïti, en particulier l'Université d’État d'Haïti (UEH) - l'Université publique - est fructueuse. Et Haïti commence à savourer, à pleine dents, les fruits. Merci à tous les responsables de l'Universités de Toulouse en ses différentes entités. Sachez que le peuple haïtien vous serait toujours reconnaissant.
Amitiers  

Georges Eddy Lucien, un chercheur émérite

Dr. Georges Eddy Lucien, Photo Dieulermesson Petit Frère
Georges Eddy Lucien est professeur et directeur du Centre de recherche et d’appui aux politiques urbaines (Crapu) à l’Université Quisqueya (Uniq). Détenteur d’un doctorat en Histoire urbaine à l’Université de Toulouse-Le-Mirail, il vient de recevoir une distinction de l’Association des études haïtiennes (HSA, Haitian studies association) qui couronne ses travaux de recherche en sciences sociales. 

 Le Nouvelliste (LN) : Georges Eddy Lucien, vous avez reçu lors de la 25e conférence annuelle de l’Association des études haïtiennes qui s’est déroulée à l’hôtel Karibe Convention center du 7 au 9 novembre dernier un ‘‘Award of recognition’’ pour votre livre ‘‘Une modernisation manquée, Port-au-Prince 1915-1956, volume 1 : Modernisation et centralisation’’, qui n’est autre que la thèse que vous avez soutenue à Toulouse pour l’obtention de votre doctorat. Avec quel sentiment avez-vous reçu ce prix ? 

Georges Eddy Lucien (GEL) : Cela a été très émouvant. En effet, j’ai appris la nouvelle avec beaucoup de surprises. Oui, j’ai été agréablement surpris. Surpris, car pour moi un prix récompense, couronne une œuvre déjà achevée, une carrière déjà accomplie…Or, je ne suis qu’à mon deuxième ouvrage. Et, mon vœu serait de pouvoir continuer longtemps à écrire et, bien sûr, être lu. 

Je dirais aussi que c’est un « boost » pour la recherche scientifique. Jusqu’ici, en ce qui a trait à Haïti, il me semble qu’il y a une division internationale du savoir. Dans cette division, on peut constater une spécialisation du domaine haïtien dans la production littéraire pour laquelle il possède l’avantage le plus fort (avantages comparatifs). Les différents prix littéraires en offrent une illustration. En ce sens, les initiatives de la « Haitian studies association » visant à couronner aussi des travaux scientifiques en sciences humaines et sociales me paraissent encourageantes. 

Je voudrais, par ailleurs, dédier ce prix à mon oncle, Jean Roland Lucien, qui a formé plusieurs générations d’intellectuels haïtiens des années 1950 à 2013. Il a été lâchement abattu ce vendredi 15 novembre. Il avait 83 ans. « Les assassins sont lâchés dans la ville », dira-t-on. J’entends encore sa voix déclamant ces vers de Berthold Brecht : « Je vécus dans les villes au temps des désordres et de la famine (…) Je m’insurgeais (...) Ainsi passa le temps qui me fut donné sur la Terre » (Le poème aux jeunes). 

LN : ‘‘Une modernisation manquée, Port-au-Prince 1915-1956, volume 1 : Modernisation et centralisation’’ s’inscrit dans la même lignée de la série ‘‘Port-au-Prince, au cours des ans’’ de Georges Corvington, l’historien de la ville. S’agit-il d’une forme de continuité de son travail ? Si oui, qu’est-ce qui vous a porté à vous lancer dans une telle démarche ? 

GEL : Georges Corvington, c’est l’historien de la ville de Port-au-Prince. L’historiographie disponible est jusqu’ici essentiellement dominée par ses travaux. Dans ce cadre, toute recherche heuristique en histoire des villes haïtiennes passe nécessairement par une revue de littérature de ses ouvrages. Les travaux de Corvington étaient très précieux pour moi. Je voudrais en profiter pour rendre un hommage à notre illustre historien. 

À votre question « Mon ouvrage s’inscrit-il dans la même lignée de la série Port-au-Prince, au cours des ans de Georges Corvington ? », je vous dirais que la lecture de la ville est tributaire de la grille de lecture utilisée. De là réside toute la différence entre la production de Corvington et la mienne. 

Pour Georges Covington, la ville de Port-au-Prince est un territoire autonome. Dans cette perspective, son œuvre se limite à étudier la capitale sans la placer dans son contexte régional, national et international. Ce qui constitue un handicap pour une meilleure compréhension du fait urbain (sa croissance démographique, par exemple, se nourrit également de vagues migratoires). Plus précisément, la place de Port-au-Prince dans le système urbain en Haïti ne peut se comprendre sans ses relations avec les autres villes, les campagnes haïtiennes et les puissances étrangères. Il s’avère que toute tentative de comprendre l’évolution de la ville requiert une analyse surtout au niveau macro, c’est-à-dire dans un contexte à la fois national, régional et international. 

Dans ces conditions, j’aborde Port-au-Prince comme un tout structuré, comme un espace de relations. Mon approche est surtout multi-scalaire. En effet, pour saisir la complexité de la ville de Port-au-Prince pendant ma période d’étude, je convoque des phénomènes qui jouent à des niveaux différents à l’échelle géographique. Dans cette optique, mon ouvrage rejette l’idée d’un espace urbain autonome en privilégiant le concept d’un espace produit par le jeu des acteurs (City Bank ; les conseillers financiers us-américains ; les légations us-américaine, allemande, française, anglaise ; les dirigeants haïtiens, us-américains, français ; les commerçants syriens, allemands, français, haïtiens et bien d’autres). Le concept urbain y apparaît comme la domination de l’espace par ce qui structure principalement la ville contemporaine, à savoir les enjeux financier et économique. 

Deux éléments majeurs marquent mon approche. Le premier est le souci de rapprocher les mutations de la capitale haïtienne au reste du pays. Le second est d’avoir lié les analyses portant sur les évolutions de Port-au-Prince avec des processus dont le centre de gravité est parfois fort éloigné. Aussi les stratégies des banquiers us-américains, les deux guerres mondiales, la stratégie états-unienne vis-à-vis des Caraïbes figurent non pas comme l’arrière-plan de ma démonstration mais sont convoquées, au même titre que des enjeux locaux, pour expliquer les stratégies développées par chaque acteur. Dans cette perspective, il s’agit de traiter de manière conjointe des processus dont les rythmes d’évolution ne sont pas identiques : soubresauts politiques, évolutions géopolitiques régionales, mutations urbaines, sociales et économiques. 

LN : Ce n’est pas la première fois que vous recevez une distinction de ce genre ? GEL : Si ! C’est la première fois. Sinon, il y a eu aussi les félicitations des jurys pour les travaux académiques que j’ai effectués. Un parcours remarquable LN : Présentez-nous Georges Eddy Lucien. 

GEL : Ancien étudiant de l’Université d’Etat d’Haïti (Ueh) aux Département des Sciences Sociales et de Mathématiques de l’Ecole normale supérieure (Ens), j’ai poursuivi une partie de mes études de deuxième cycle à l’Université Antilles-Guyane (UAG). Puis, j’ai complété mes études doctorales en Histoire urbaine à l’Université de Toulouse-Le-Mirail. Je suis également détenteur d’une licence en géographie avec mention urbanisme, d’une maîtrise en géographie avec mention Aménagement et d’un master 2 en géographie avec Spécialité Villes et Territoire et Territorialité. J’ai effectué un stage postdoctoral en études urbaines à l’Université du Québec à Montréal. 

J’ai publié, en 2009, aux Éditions de l’Ueh et du CIDHICA, Espaces périphériques et économie d’archipel : La trajectoire contemporaine de Verrettes (Haïti). La récente publication est le deuxième ouvrage (mai 2013) qui est une reprise de ma thèse Une modernisation manquée, Port-au-Prince 1915-1956, volume 1 : Modernisation et centralisation. Le second volume sera prêt en décembre 2013. Je suis également chercheur associé de l’Université de Poitiers, au centre Icotem (Identité et Connaissance des territoires et Environnements en mutation). En 2010, j’y ai travaillé à titre de chercheur invité. Je suis Responsable de l’Axe Société, Territoire, Frontière et Développement, du Laboratoire Dynamiques des Mondes Américains (Ladma) de l’École normale supérieure de Port-au-Prince. 

J’enseigne à l’Université Quisqueya (Uniq) où je dirige aussi le Centre de Recherche et d’appui aux politiques urbaines (Crapu). J’y ai occupé successivement des postes administratifs et académiques. J’ai été durant l’année 2008-2009 coordonnateur du programme (Quisqueya) de master « Aménagement des quartiers précaires et développement urbain en Haïti », développé en partenariat avec l’Université du Québec à Montréal (UqaM). En plus d’avoir effectué le stage postdoctoral à l’UqaM, j’ai participé à l’organisation du colloque « L’habilitation urbaine postséisme de Port-au-Prince : quel rôle pour les universités et la recherche ? » du 16 au 18 avril 2012, et coordonné le Centre de recherche et d’appui aux politiques urbaines (Crapu). Ce centre est une unité mixte internationale de recherche qui regroupe les chercheurs de l’Uniq (Haïti), de l’UqaM (Canada), de l’IRD (France) et de l’Ueh (Haïti). J’enseigne aussi à l’Université d’Etat d’Haïti (Ueh) (Ens, Ierah et Sciences humaines) et à l’Institut des hautes études commerciales (Diplôme Collectivités territoriales) 

L'obsession de la ville 

LN : Parlez-nous un peu de vos projets. 

GEL : Je poursuis des recherches sur les migrants haïtiens à Miami. Mes recherches menées depuis plus de dix ans interrogent principalement les dynamiques sociales et spatiales de la ville de Port-au-Prince pendant la période 1915-1956. Les champs thématiques dans lesquels s’inscrivent ces recherches concernent les axes suivants : les politiques d’aménagement et le développement de la ville de Port-au-Prince, le jeu des acteurs dans la production de la ville. Par ailleurs, si les thèmes étudiés sont assez proches, les espaces d’étude, les échelles d’analyse et les méthodes montrent une grande diversité. En effet, mon étude sur la commune rurale de Verrettes propose une lecture de ses mutations socio-spatiales contemporaines au travers de la thématique de la mondialisation. Elle nous livre une géographie renouvelée des « périphéries » du monde contemporain. Dépassant les traditionnelles oppositions entre pays développés et pays du tiers-monde, espaces urbains et espaces ruraux, centre et périphérie, elle s’engage dans une démarche (approche multiscalaire) mettant l’accent sur les imbrications entre ces différentes catégories pour montrer comment la commune de Verrettes participe pleinement aux mutations contemporaines. 

Le travail sur la communauté haïtienne installée à Miami (qui sera publié en 2014) se propose aussi d’interroger les dynamiques socio-spatiales de la ville de Miami. Il s’attache à montrer comment cette communauté participe aux mutations du quartier dans lequel elle s’est installée. Il vise à saisir la transformation du fonctionnement spatial de la communauté haïtienne à Miami vers une forme diasporique ainsi que l’évolution des effets des transferts vers Haïti. Ainsi, loin d’une vision misérabiliste, je veux mettre en lumière, de façon certes incomplète, les initiatives et la relative autonomie de la communauté haïtienne qui vit entre ses villes d’origine (Haïti) et Miami. 

La tendance dominante tend en effet à faire des migrations la résultante quasi mécanique d’une contrainte à laquelle le candidat migrant serait irrésistiblement soumis. En rupture avec ce point de vue, il paraît intéressant de restituer au migrant son empowerment, sa part d’initiative et sa capacité à inventer et à esquisser un « projet de mobilité » personnel. En d’autres termes, il s’agit de faire du migrant un acteur et d’envisager la migration comme ressource et stratégie. 

L’hypothèse qui est privilégiée vise à montrer que la communauté haïtienne installée à Miami influe sur le caractère « métropolitain » de la plus grande agglomération de Floride. En effet, les migrants haïtiens génèrent différents courants d’échanges et élaborent des stratégies qui structurent la ville de Miami. Mon étude s’inscrit dans un projet de recherche plus large dont le point de réflexion sera la mise en lumière de ces processus, certes, plus limités, mais qui semblent participer de la même dynamique de la tendance contemporaine d’une économie d’archipel. Dans ce cadre, il s’agit de proposer de nouvelles lectures du processus de développement de la ville de Miami dont la particularité est l’importance de l’immigration dans sa composition démographique. 

En termes de perspective de recherche, je suis intéressé à poursuivre mes recherches sur Port-au-Prince. Je voudrais revisiter la ville dans sa trajectoire contemporaine plus précisément pendant la période de la dictature des Duvalier. L’approche comparatiste y sera particulièrement utilisée. Elle permettra, au sein d’une réalité diverse et complexe, de faire apparaître des liens entre des faits ainsi que des différences caractéristiques. Port-de-Paix, Saint-Marc ou Jacmel et Port-au-Prince pendant la dictature offrent une certaine similitude sur l’évolution de la ville. De même, il y a lieu de mettre en valeur les dissemblances dans leur trajectoire. Un même système est imposé à des villes mais dans des situations parfois très différentes. L’approche comparative peut révéler des différences marquées entre les villes pendant ladite période. Elle fournira sans l’ombre d’un doute des interprétations nouvelles et soulignera l’originalité des situations et des phénomènes.

Propos recueillis par Dieulermesson PETIT FRERE

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