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Emile Roumer, éclectique et créolophone (1903-1988)
Par Pierre-Raymond DUMAS

On s'est toujours interrogé sur la place qu'il tiendrait dans l'Histoire, car peu d'hommes de lettres, hormis Frédéric Marcelin, Davertige et Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis, auront suscité tant d'admiration teintée de tant de suspicion, de peur même. Ni son nationalisme irascible (anti-américain hystérique), ni sa lutte pour la langue créole qui a tourné à la mode et à la monomanie, ni la longue durée de sa vie, ni sa farouche et atypique personnalité, faite d'impertinence et de sincérité agressive ne suffisent à expliquer cette différence de traitement, ce droit d'accès au cercle étroit des grandes figures nationales que déjà on lui accorde.

Vingt-deux (22 ans) ans qu'Emile Roumer, directeur à 24 ans de la Revue Indigène, est mort en Allemagne (Franckfort), et pourtant c'était hier, et c'est lointain déjà, presque brumeux. Ses restes ont été transportés et ensevelis dans sa bien-aimée ville natale Jérémie. L'activité littéraire l'occupait aussi très largement même si c'est comme poète qu'il est le plus connu et reconnu. En osant formuler aujourd'hui, avec beaucoup de retard, une satisfaction qui n'est pas payée d'une commémoration, le thème mis au centre, promu dans sa primauté, est- qu'est-ce que la critique ici? En langue créole haïtienne, s'entend.

Que la voie ouverte par Emile Roumer, sorti tout chaud de la mort, qui s'avance à l'extrême de son désir, n'ait pas d'autre sens que celui que je reprends: le compte-rendu est pulsion. En créole? Encore plus. Bruits et fureurs. Mais ce dévoilement, chacun y met ce qu'il y peut mettre. C'est tout de même une idée d'écrivain - il l'était comme pas un. De sorte que son oeuvre critique, parfois délurée, bouillante, pleine de répulsions, où trop souvent on cherche un reflet du microcosme haïtien, est plutôt un commentaire transposé de ses propres humeurs. Personnage insaisissable, malaisé, troublant que cet homme multiple; aux idées vagabondes et anti-conformistes, toujours cloîtré dans son orgueil, tout en contradictions et en passions.

SA LÉGENDAIRE CHAPE

Le caractère proprement originel de tout commentaire, pour lui, est d'être autosuggestion, jouissance dévorante, moyen d'intersubjectivité. Comme chaque fois, il y a des pleurs et des grincements de dents, le phénomère Emile Roumer opère avec ses deux temps forts: l'exaspération, la provocation. Il n'y a pas pire langage "joycien" que celui que Emile Roumer critique, feuilletonniste, journaliste, lecteur, plus vaine existence occupée de riens - et puis la fascinatin crispée. On se laisse toujours avoir: comment a-t-il fait, avec sa vie de termite, avec sa légendaire chape sur la tête aux cheveux blanchis, lisant en pleine rue, comment s'y est-il pris pour que notre littérature semble désormais coupée en deux, qu'il y ait un avant et après Emile Roumer, soutenu par les meilleures charges de la littérature d'expression créole? Cependant entre tradition et modernisme, entre français classique et créole baroque, il n'arrive pas à trancher. Et c'est sur cet écueil, auquel il faut donner son nom - ambivalence - que sa rubrique permanente « Foc cé li» dans le quotidien profrançoisiste et nationaliste et socialisant Le Panorama achoppe en ces années jeanclaudiennes. Truculent, annonciateur de Frankétienne par sa verve de mandarin suffisant et sa franchise, habile lexicographe et gesticulateur, il en appelle au «Sens», pourvu d'une majuscule tropicale, en faisant précisément l'expérience de l'importance absolue du relatif, du temporaire et du contingent. Nous habitons à la rue Rébecca, à Pétion-Ville. Donc, je le voyais et lui parlais couramment. Quelle tête bourrue! Toujours sur la défensive. Prétentieux mais amusant. Ah oui, il se prenait au sérieux...

CRITIQUE DU DÉSIR

Le statut du sujet dans la critique haïtienne, dirons-nous que maintes fois nous l'ayons abordé? Dépistons donc sa foulée là où Emile Roumer nous guide. Comme Léon Laleau, Félix Morisseau Leroy, Carl Brouard, Jacques Roumain, Emile Roumer ne sépare la littérature de l'expérience vécue, ni de l'expression de sensations personnelles. Intouchable oiseau jusqu'aux nuages, tout ce qui est extérieur à sa petite personne et au créole, tout ce qui n'est pas littérature et la culture traditionnelle l'indiffère: quand il s'adresse à nous, ce n'est pas pour nous séduite, mais pour, le regard furieux, nous morigéner. Emile Roumer, qui remet les habitudes et les acquis en question, certes, est souvent obscur, démagogique même, maladivement, capricieux, mais est-ce une raison pour en rajouter dans l'illisibilité d'une oeuvre singulière que seuls les lecteurs patients, et non les cuistres patentés, font semblant d'aimer? Grincheux, vaniteux même, antipathique ou faussement. Insolent, il avait le regard d'un vieux lion. L'allure d'un colon basané. L'audace d'un joueur de soccer. Le critique du désir s'impose ici comme un de nos auteurs majeurs. On sait que ce registre opaque se constitue à travers des détours, se réfléchit au moyen des divagations langagières. Car les rapports de la critique et du désir ne sont aucunement réductibles à des situations d'emprunts simples et courants.

Mais le désir est vivant, multiple, volatile, il peut être sobre ou extravagant, obsessionnel ou pervers. On a beau n'en rien ignorer, on est toujours surpris par la jeunesse d'un poète francophone au style maniéré dont l'illusion pédantesque a été largement mise à mal d'un chroniqueur qui avait fait de l'outrance sa stratégie de guerre, par sa perspicacité de décodeur des intentions, ses floraisons de pitreries et de provocations contestaires quand il dénonçait la médiocrité ou les modes mineurs, quand il découvrait les talents. Orageux, incisifs,pleins d'originalité, ses commentaires sur Roland Chassagne, Gérald Dorval, Frankétienne, Anthony Lespès, Joseph Vilaire (j'en passe) sont des morceaux d'anthologie.

EXTENSION, JONCTION, GUERRE

Le discours critique, ainsi conçu, n'est pas la manifestation, prévisiblement tissée, d'un sujet qui rassure, qui fait attention, et qui le veut: c'est au contraire un ensemble où se déterminent la dispersion du sujet et sa discontinuité avec lui-même. Tout ce «malaise», tous ces points de diffraction constituent un principe de détermination qui permet ou exclut, à l'intérieur d'un rapport d'ouverture, un certain nombre d'énoncés: il y a des systématisations conceptuelles, des enchaînements thématiques, culturelles, historiques même, des obsessions énonciatives et ontologiques, des motifs et des groupes d'objets qui auraient été possibles (et dont rien ne peut justifier l'absence ou la mise à l'écart au niveau de leurs règles propres de temporalisation), mais qui sont exclus par une sorte de répulsion d'un niveau plus élevé et d'une extension plus large.

Le Roumer poète bilingue (c. Poèmes d'Haïti et de France 1925, Rosaire, Couronne et Sonnets, 1964) et le Roumer journaliste vulgarisateur représentent deux personnes complémentaires. Mais leur point de jonction, c'est l'Indigénisme.

Une fois de plus, Emile Roumer qu'il faut lire, relire et relire encore, nous entraîne au point extrême de ses obsessions et de ses ironies. A nous de tirer les leçons philosophiques de tout cela. La guerre pour le progrès collectif et l'indépendance nationale qu'il a menée - avec un désespoir allègre - fut celle de la littérature même. Une guerre sans fin, qui, une fois perdue ou gagnée, se rejoue néanmoins à chaque génération, à chaque époque, à chaque livre, à chaque colonne. Projet qui invente ses propres lois, qui construit son unité dans le mouvement, hors de toute volonté de séduction ou de complaisance.
En passant ce seuil, la critique, qui met encore inévitablement son propre intérêt dans l'histoire présente, a totalement renoncé à sa visée classique , mieux, restrictive, elle s'est totalement retirée du compte-rendu de lecture, pour passer au combat d'idées. Or c'est bien là, la limite. La fonction, et du même coup, sa vie nouvelle et malaisée, le prestige, la vive intelligence, l'engagement si je puis dire, de Emile Roumer, sont à l'horizon de toute position de l'écrivain critique.

Je ne dis pas que je résous cette question en la formulant. Dans cette direction, une remarque du grand critique Georges Steiner qui nous guide, qui nous assure que « la critique littéraire devrait naître d'une dette d'amour». La seule chose qu'on puisse y ajouter, c'est que cela semble indiquer que, pour le poète de «Marabout de mon coeur aux seins de mandarine», la critique, la littérature, le combat d'idées, la langue créole c'est assez clair pour qu'on puisse s'y référer afin d'expliquer un tas de choses. La misère. Les rivalités politiciennes. Les inégalités.

Depuis la mort de Emile Roumer, il n'y a même plus de grand intellectuel nationaliste. Toute la vie intellectuelle haïtienne est en voie d'appauvrissement. Inquiétant pour l'avenir de la nation en ces temps de « co-tutelle».

Pierre Raymond Dumas
3557-9628 / 3903-8505

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