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Franckétienne: la maturité de la contestation

Le 24 avril 2010, au parc de la Canne-à-sucre, a eu lieu la représentation de Mélovivi, la dernière création de Franckétienne, magistralement interprétée par l'auteur et son complice Garnel Innocent qui ont séduit le public par un époustouflant jeu de scène et une extraordinaire présence. Melovivi est une pièce qui interroge et qui dérange... ceux qui ont encore conscience qu'ils existent.

Garnel Innocent et Franckétienne sur la scène du Parc Historique de la Canne à Sucre (Photo: Antonio Bruno)
Avec sa toute dernière pièce, « Melovivi », tout à fait prémonitoire puisqu'elle a été écrite avant le drame du 12 janvier, Franckétienne a donné au public haïtien l'opportunité d'apprécier le génie créateur de l'un des plus grands écrivains haïtiens dont le talent a, depuis longtemps, franchi les limites de nos frontières. Abordant avec sérénité, divers sujets qui, pourtant ont un dénominateur commun, l'homme, l'auteur fait le tour de la mégalomanie destructrice du genre humain, se payant, au passage, un ironique clin d'oeil aux acteurs de la politique démagogique et égoïste qui rongent l'âme de la nation.

Contestation ou quête de la vérité ?

Melovivi, titre suggestif pour cette oeuvre satirique hautement philosophique de Franckétienne, aborde notre réalité quotidienne et différents sujets d'actualité avec cette absurde logique qui frise la démence, ridiculisant l'irrationnel d'un ordre établi dont l'incohérence ne peut que mener l'humanité à sa perte.

Plus profond que jamais, avec son vocabulaire unique, Franckétienne, contestataire écologiste socialisant, se fait le défenseur d'une planète meurtrie, agonisante. Le réchauffement planétaire, l'exploitation effrénée de nos ressources, la déshumanisation de l'homme par la technologie, la standardisation de l'individu, tout y passe.

Cri de révolte contre la démesure des ambitions humaines, Melovivi reprend les vieux thèmes qui ont été les leitmotivs des générations de la fin du siècle denier et du début du XXIe. Le sauvetage de la planète semble être le thème central autour duquel Franckétienne place, sans discrimination, ses interrogations aussi divergentes qu'elles puissent paraître. Faisant du coq à l'âne, l'écrivain nous entraîne dans son univers spiraliste où tout converge vers la même vérité. Cependant, véritable labyrinthe psychanalytique, la démarche de Franckétienne peut facilement prêter à confusion car tout en centrant son débat sur l'environnement, l'auteur questionne l'homme, interroge son humanité et le pousse à se rechercher, à se retrouver.

Comme s'il s'agissait d'une plaidoirie pour la sagesse de la folie et contre la folie destructrice de la démesure, il accuse les hommes d'avoir, dans leur quête d'un mieux-être matériel jamais satisfait, de vouloir mener la terre à la destruction, sans jamais réellement prendre conscience des richesses de l'âme, des richesses intérieures.

Un questionnement permanent

Apologie écologique ou incitation à la quête de soi ? Tout chez Franckétienne est questionnement, jusqu'au rejet de toutes les problématiques humaines qui pose la problématique du nihilisme. Un nihilisme que le dramaturge défend avec fougue pour mieux en montrer l'absurde. Un nihilisme qui, pourtant, lui permet de mieux interroger le bien fondé de tous les idéaux et valeurs d'une société globalisante, de plus en plus asservissante.

La globalisation, concept déshumanisant dans son rejet de l'unicité de l'individu, est, selon Franckétienne, antisociale et amorale, bien que, paradoxalement, la morale à laquelle on fait référence soit, elle-même, une aberration qui ne sert qu'à asservir l'homme qui, en s'y référant, oublie de chercher ses propres vérités là où elles se trouvent à priori, à l'intérieur de lui-même.

Chronique d'une apocalypse annoncée

Franckétienne, prophétique dans Melovivi, voit venir la catastrophe. Les dangers sont là. Il prévient, il annonce. Il a, aussi, très mal. Il souffre d'être impuissant. Des hommes vont mourir, il le sent, il le sait. Il voit la terre rougie par le sang, il voit la terre trembler. Il est en colère. Il dénonce la mal-gouvernance, l'irresponsabilité des dirigeants, leur avidité, leur méchanceté et la pitoyable démagogie des gouvernants coupables, dans leur inertie et leur voracité, de laisser mourir le peuple et de détruire son habitat.

Verveux à souhait, Franckétienne se laisse aller et donne toute la mesure de sa démesure toute à la fois verbale et créatrice et, dans sa folle sagesse qui ressemblerait plutôt à une sage folie, il interroge ses questionnements et met en doute ses certitudes, recherchant la paix en lui-même, se persuadant finalement qu'il ne pourra pas changer le monde et que les choses resteront ce qu'elles sont tant que les hommes n'auront pas compris...

Compris quoi ? Une question de plus dont la réponse ne pourrait qu'amener d'autres questionnements.

Patrice-Manuel Lerebours
patricemanuelyahoo.com

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